Croquis L : Le dos courbé

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Il est midi et demi à mon bureau et je laisse ma tâche en cours pour aller déjeuner. J’ai un casse-croûte, mais pas les collègues avec qui je mange habituellement. Nous nous rendons au centre Rock Land un centre d’achats pour gens chics (qui, à mon échelle, vaut la peine lorsqu’il y a des promotions).

Il y a là-bas un concept très américain, je ne me souviens plus vraiment avoir vu ça dans le sud de la France. Des dizaines de tables sont posées dans une salle ronde (la forme varie), vous trouvez autour de cet ensemble des kiosques auxquels vous pouvez acheter des nourritures variées (mais jamais très bonne, ça reste du fast-food). L’idée étant de venir à plusieurs, que chacun puisse choisir son plat, puis se réunir au milieu. Comme nous sommes à Rock Land, quelques photos de mode bien placées jalonnent la paroi circulaire de la vaste salle. La clientèle qui mange est composée de personnes venues faire leur shopping et de professionnels parfois en costume.

Tandis que mes amis commandent à manger, je m’isole dans une boutique de costume pour passer un appel, et je les retrouve assis à une table rectangulaire. Je suis obligé de m’asseoir  en bout de table, ce qui fait que j’entends mal la conversation et mon esprit vagabonde. J’arrête mon regard sur l’une des serveuses-plongeuses. Elle est de petite taille, un peu rondouillarde, et elle porte des petites lunettes noires. Ses cheveux secs sont tirés  vers l’arrière et retenus par une barrette noire.

Je la regarde marcher doucement, elle évalue d’un regard sa portion de la salle, ramasse quelques assiettes et les emmène dans un coin en arrière d’une petite pâtisserie. Là se trouve une machine à laver (ou un lavabo), je la vois seulement passer les plats sous un jet d’eau. Elle ne sourit pas vraiment, mais elle n’a pas l’air triste.

La conversation à la table porte sur les nouvelles technologies, l’ambiance dans l’entreprise et, surtout, sur le mémoire que mes collègues ont à rendre avant dimanche. Je n’y porte plus vraiment attention, seule la serveuse existe à ce moment précis.

Lorsqu’elle sort du minuscule coin aménagé par un brillant architecte ayant souhaité maximiser l’espace, elle nettoie son chariot en plastique noir d’un coup d’éponge et le dépose un peu plus loin. Elle disparaît à nouveau et j’essaie de parler avec mes collègues, de faire acte de présence.

La serveuse réapparaît de l’autre côté, je reconnais sa silhouette ronde et sa démarche boiteuse. Elle nettoie maintenant quelques tables, continue de s’activer pour garder la salle propre. L’une de ses collègues la rejoint et lui donne quelques piles d’assiettes. Une centaine de  plats propres sont posés sur une petite étagère. La collègue repart et l’objet de mon attention nettoie sans relâche, ramasse quelques déchets étalés sur son chariot. Elle échange un sourire avec quelqu’un au loin, je ne prends pas la peine de me retourner.

Rappel à l’ordre de mes collègues, il est presque l’heure de rentrer au bureau. Nous nous levons et ils vident leurs plats sur un comptoir prévu à cet effet, devant l’autre serveuse qui s’empresse de les ramasser. L’assiette, c’est le dernier lien qui subsiste entre les clients et ces femmes qui parcourent la salle sans que les gens y prêtent attention.

 

Alors oui, nous arrivons à la fin de ce texte et vous vous demandez pourquoi j’ai passé une heure à écrire sur ce qui pourrait paraître sans importance. Moi aussi dans un sens. C’était un véritable exercice de style, que j’espère avoir réussi, dans lequel il fallait utiliser le moins de fois possible les mots elle, table, assiette, plat, salle. J’ai aussi été plongeur, serveur en cafétéria par le passé, mais ce n’est toujours pas la raison qui m’a poussé à prendre la plume.

Ce qui a attiré mon attention chez cette serveuse au point de lui consacrer un instant de ma vie, c’est que la barrette maintenait des cheveux blancs et qu’elle avait presque l’âge d’être ma grand-mère.

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